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Effectuation et motivations intrinsèques

Karine Sabatier
LesEclaireurs

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Dans cette période encore trouble qui a bouleversé nos façons de travailler, certaines organisations cherchent comment (re)motiver leurs collaborateurs dans un contexte de forte incertitude. Beaucoup ont d’ailleurs pu découvrir à cette occasion les principes de l’effectuation pour naviguer dans un monde devenu chaotique.

Dans ce billet j’aimerais faire le lien entre le modèle mental effectual et ce qui nous propulse en tant qu’individus — notamment nos motivations intrinsèques, véritables sources d’engagement et d’accomplissement. Et j’aimerais inviter les organisations à cultiver davantage un cadre de travail propice à l’effectuation pour susciter l’engagement de leurs collaborateurs.

Motivations extrinsèques, motivations intrinsèques

De nombreux modèles de motivation ont été explorés depuis le début du XXe siècle (une bonne partie référencée ici). Si l’on veut se pencher sur le concept de motivation intrinsèque, il faut s’intéresser aux travaux de Edward Deci et Richard Ryan sur l’autodétermination ou la capacité d’un individu à décider seul de ses actes et donc à s’engager volontairement et pleinement dans une action.

La théorie de l’autodétermination, proposée par Edward Deci et Richard Ryan, distingue deux types de motivations :

  • la motivation intrinsèque ou le fait d’accomplir une action pour le plaisir seul ou l’intérêt qu’elle nous procure ; cette forme de motivation repose sur 3 besoins principaux : la maîtrise (besoin d’être compétent), l’autonomie (besoin de pouvoir agir sans dépendance et d’exprimer son libre arbitre), l’affiliation sociale (besoin d’appartenance)
  • la motivation extrinsèque ou le fait d’accomplir une action en vue d’obtenir une récompense (argent, médaille, cadeau, promotion, distinction, éloge, prime, statut, titre, …)

Les travaux de Deci et Ryan sont précieux car ils ont été les premiers à mettre en lumière, au travers d’expériences, l’effet négatif de la récompense sur l’intérêt porté à une action. Pour plonger dans d’innombrables exemples concrets, deux ouvrages excellents (et drôles) témoignent de stratégies de motivations extrinsèques totalement contre-productives et absurdes : Punished by Rewards et Les Stratégies Absurdes.

Quelques mots à présent sur l’effectuation

Si vous découvrez l’effectuation, je vous invite à lire un article que j’ai écrit précédemment sur le sujet ou à parcourir le blog de Philippe Silberzahn. L’effectuation est un modèle mental puissant, une façon de voir le monde et d’agir en conséquence, qui diffère significativement du modèle mental causal prédominant dans nos sociétés occidentales depuis plus de 400 ans.

Pour l’heure, et pour vous embarquer rapidement dans l’effectuation, utilisons une métaphore un peu simpliste : celle du voyage.

Pour les causaux, la destination est fixée à l’avance (l’objectif) et la réussite du voyage repose sur l’atteinte de cette destination en temps et en heure, en évitant les pièges et les dépenses inutiles. Les effectuaux, eux, partent maintenant, avec ce qu’ils ont sur le dos en créant, à l’aide d’autres parties prenantes rencontrées en cours de route, des étapes intermédiaires. Ainsi le voyage se construit pas à pas, peu importe la destination finale qui se clarifie à mesure qu’on avance.

Modèle causal — la récompense de la performance

Puisque le modèle mental causal repose sur la définition d’un objectif précis à atteindre et sur la recherche d’une trajectoire optimale pour y arriver, il nous place dans un paradigme d’optimisation du chemin et de limitation du risque. Plusieurs choses sont alors à l’oeuvre

  • on ne peut agir que si l’on connait l’objectif (il faut attendre de savoir pour agir). Le besoin d’autonomie mis en oeuvre dans la motivation intrinsèque est alors mis à mal par une certaine paralysie analytique (“tant qu’on ne sais pas où on va on ne risque par d’y arriver”)
  • on ne réussit que si l’on atteint l’objectif et, qui plus est, de manière performante, d’où le culte des KPI et autres OKR. La notion de plaisir à faire ce que l’on fait passe alors au second plan.
  • on performe d’autant mieux qu’on a maximisé le ROI (retour sur investissement) pour atteindre le but. Or dans l’approche causale, l’investissement est souvent très élevé (temps d’instruction, de prédiction, de planification, d’anticipation et d’analyse du risque ajouté au temps de réalisation). Là encore, puisque le retour (la valeur apportée par l’atteinte de l’objectif) doit prévaloir sur l’investissement (l’effort fourni pour y arriver), la notion de plaisir et de “beauté du geste” (réalisation selon l’état de l’art) passe au second plan et génère même ce qu’on appelle avec une connotation négative de la “surqualité”.
  • on cherche à contrôler le risque : tout ce qui peut mettre en péril la trajectoire ou le timing est à proscrire, réduisant ainsi la possibilité d’échec et donc d’apprentissage et de progrès. Et peu importe que cette trajectoire nous fasse passer à côté d’autres opportunités peut-être même plus prometteuses.

Dès lors, il n’est pas étonnant de voir que dans le cadre souvent causal de nos entreprises, la reconnaissance témoignée aux collaborateurs par le “management moderne” prend par défaut la forme d’une motivation extrinsèque (un prix, un podium, une récompense — financière ou de statut).

Récompense qui devient pour certains une fin en soi, à défaut de trouver son compte autrement, et qui crée plus de compétition que de coopération. Et peu importe que la récompense s’exprime d’ailleurs au détriment du groupe (les deux ouvrages pré-cités mettent parfaitement en lumière tout ce que cette approche peut avoir de contre-productif dans un collectif).

Modèle effectual — la récompense de la créativité, des aptitudes sociales et de l’apprentissage

En effectuation il n’y a pas de “bonne voie” il n’y a que la voie qu’on est en train de tracer à mesure que l’on agit et que l’on crée son futur souhaitable. On progresse en atteignant des buts intermédiaires qui n’étaient même pas connus lorsqu’on s’est mis en action.

Dans un cadre plus effectual il est donc impossible d’avoir recours aux motivations extrinsèques des individus puisque l’objectif à atteindre n’est pas connu. Au travers de ce paradigme de créativité, d’autres choses sont à l’oeuvre :

  • avoir une vision ou un objectif n’est pas nécessaire pour agir (on agit justement pour savoir où on peut aller). Sont à l’oeuvre des mécanismes d’autonomie et d’auto-détermination pour choisir son chemin, sa trajectoire (le principe du “pilote dans l’avion”).
  • on réussit si on a créé de la valeur pour des parties prenantes. Le projet progresse si l’on trouve de nouvelles ressources à activer (le principe du “patchwork fou”) : on est donc par essence dans une dynamique de coopération avec des parties prenantes qui satisfait pleinement notre besoin de sociabilité.
  • on ne raisonne pas en terme de ROI (optimisation de la trajectoire par évitement du risque) mais en terme de perte acceptable (principe éponyme). L’échec, et donc l’apprentissage et l’amélioration, sont permis (voire encouragés puisqu’on sait rebondir au travers du principe de “la limonade”), ce qui permet à l’individu de satisfaire son besoin de montée en compétence.

Dans un cadre effectual, il est plus compliqué de faire appel aux motivations extrinsèques et donc quasi-impossible d’être incentivé — encore moins seul sur l’atteinte d’un objectif (le “quoi”) ou sur la performance de la trajectoire (le “comment”) puisque le premier est inconnu et la seconde n’est pas forcément optimale.

On est, en revanche propulsés par d’autres moteurs

  • la rencontre de nouvelles parties prenantes sans qui le projet ne peut progresser permet de satisfaire le besoin de sociabilité et de développer cette compétence (patchwork fou)
  • la curiosité, la créativité et la découverte de nouvelles possibilités d’action, de nouvelles opportunités qui se créent en chemin (pilote dans l’avion)
  • le développement de la compétence au travers de la possibilité d’échouer sans se faire mal (perte acceptable) et donc de générer des apprentissages sur lesquels on pourra capitaliser ensuite ou dont il faut tirer partie maintenant (limonade)
  • l’autonomie et le besoin d’auto-détermination (incarnée pleinement par le principe du “pilote dans l’avion” : l’avenir n’est pas quelque chose que d’autres écrivent et auquel il faut s’adapter, l’avenir s’écrit à mesure que nous posons des actes). Ce principe particulièrement fort est pleinement au service de notre besoin de réalisation
  • Enfin, et il ne faudrait pas l’oublier, le simple plaisir de faire une tâche sans autre but que de l’accomplir et de la réaliser “dans l’état de l’art”.

Au-delà de la performance, la résilience

Pourquoi chercher à s’appuyer sur les motivations intrinsèques de ses collaborateurs ? Evidemment pour développer un engagement noble et authentique pour la tâche, car l’engagement est l’unique source de performance durable et soutenable de l’entreprise.

Par engagement j’entends l’investissement, le soin, l’envie d’accomplir et l’enthousiasme que chacun peut insuffler dans ce qu’il entreprend afin de le mener à bien.

Au delà de la pérénité de l’organisation, ce qui est à l’oeuvre lorsqu’on s’appuie sur les motivations intrinsèques des individus c’est le développement de la capacité à devenir une organisation auto-apprenante. En s’appuyant sur les 3 moteurs sous-jascents aux motivations intrinsèques (développement de l’autonomie, de la compétence et de notre sociabilité) on fait grandir ses collaborateurs tout en les plaçant dans une culture de coopération plutôt que de compétition interne (ou avec soi-même d’ailleurs).

Et lorsque nous aurons pris ce virage, et seulement alors, nous pourrons construire notre résilience et la capacité à se réinventer.

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Karine Sabatier
LesEclaireurs

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